On propose dans cet article une preuve alternative du petit théorème de Fermat via des considérations combinatoires. On en profitera pour introduire la notion d’action de groupe, primordiale en théorie des groupes.
Introduction naïve
On s’intéresse aux nombres de façons de colorier les sommets d’un polygone régulier à côtés à l’aide de couleurs. Evidemment, le nombre total de coloriages possibles est (on peut colorier de façons chacun des côtés). Un coloriage étant donné, on s’intéresse aux nouveaux coloriages obtenus en faisant subir au polygone une rotation d’angle un multiple de .
Clairement, si tous les sommets du polygone initial sont de même couleur, on n’obtient aucun nouveau coloriage en faisant tourner le polygone.
Dans le cas général, pour revenir au coloriage initial par rotation (non égale à l’identité), il faut que le coloriage initial possède un motif “périodique”, la période étant nécessairement un diviseur de . Notamment, lorsque est premier, les “périodes” possibles ne peuvent qu’être égales à (coloriage uniforme) ou (coloriage non uniforme).
Lorsque est premier (ici ), on ne retrouvera jamais le coloriage initial avant la (à moins que le coloriage soit uniforme).
Lorsque n’est pas premier (ici ), on peut retrouver le coloriage initial avant la rotation si le motif est “périodique” (la “période” ici est ).
Puisque l’on dipose de couleurs, il existe exactement coloriages uniformes. De plus, chaque rotation d’angle avec appliquée à un coloriage non uniforme donne un coloriage différent. En regroupant les coloriages non uniformes en “paquets” de coloriages différant d’une rotation d’un angle multiple de , on en déduit que le nombre de coloriages non uniformes est un multiple de . Le nombre total de coloriages étant égal à , on en déduit que .
Une relation d’équivalence
On propose maintenant une formalisation plus rigoureuse de l’approche précédente.
Pour , on notera l’ensemble des entiers compris entre et ( lorsque ). On notera également l’ensemble des applications de dans . Pour faire le lien avec l’approche précédente, les éléments de sont des coloriages : un coloriage n’est en effet qu’une manière d’associer une couleur à chacun des sommets.
Faire subir une rotation d’angle à notre polygone régulier revient en fait à permuter circulairement ses sommets. On note donc le cycle . On munit l’ensemble de la relation d’équivalence suivante :
Il est évident que les classes d’équivalence des fonctions constantes sont des singletons. En effet, si est constante, pour tout .
On suppose maintenant premier. Le fait que soit premier entraîne que les classes d’équivalence d’une application non constante sont exactement de cardinal . Plus précisément, on va montrer que la classe d’équivalence de est
les éléments étant bien deux à deux distincts. L’inclusion de la droite vers la gauche est évidente. Réciproquement, si l’on se donne , il existe tel que . Puisque est l’identité, en notant le reste de la division euclidienne de par , on a bien avec .
Il ne reste plus qu’à montrer que les éléments sont bien deux à deux distincts. On peut raisonner par l’absurde : on suppose qu’il existe tel que et . En posant , on a donc et ; est donc premier avec car est premier. Il existe donc tel que . Puisque , on obtient successivement , puis et enfin puisque est l’identité. Il est alors clair que est constante.
Récapitulons :
- Les classes d’équivalence des applications constantes sont des singletons. Il existe telles classes d’équivalences (autant que d’applications constantes).
- Les autres classes d’équivalence sont toutes de cardinal . Notons leur nombre.
On sait que les classes d’équivalence forment une partition de qui est lui-même de cardinal . On en déduit que et donc que . Ceci reste évidemment vrai lorsque est un entier négatif.
Action de groupe
Le bon cadre pour interpréter le raisonnement précédent est celui d’action de groupe.
Définition [Action de groupe] Soit un groupe et un ensemble. On appelle action de groupe toute application
vérifiant les conditions suivantes :
- où désigne l’élément neutre de ;
- .
On dit alors que le groupe agit ou opère sur l’ensemble . Dans notre exemple précédent, le sous-groupe du groupe symétrique engendré par le cycle agit sur l’ensemble des applications de dans , l’action étant définie par
Orbites
Les classes d’équivalence de notre exemple précédent sont en fait ce que l’on appelle des orbites pour l’action de groupe.
Définition [Orbite] Soit un groupe opérant sur un ensemble . On appelle orbite d’un élément de la partie de définie par
Si l’on définit la relation d’équivalence par
l’orbite de n’est autre que sa classe d’équivalence pour la relation . On en déduit notamment la proposition suivante.
Proposition Les orbites d’une action d’un groupe sur un ensemble forment une partition de .
On peut donner un exemple qui justifie l’appellation d’orbite. Si l’on considère l’action naturelle du groupe sur
alors l’orbite d’un vecteur est le cercle
Action d’un sous-groupe sur un groupe
Il faut maintenant parler d’un exemple fondamental d’action de groupe : un sous-groupe d’un groupe peut agir sur par multiplication à gauche ou à droite. Plus précisément, les deux actions de groupe sont
Les orbites d’un élément de pour chacune de ces deux actions de groupe sont alors respectivement et . L’ensemble de ces orbites est classiquement noté et il est aisé de voir que si est fini, toutes les orbites ont même cardinal que (en effet, les applications et réalisent des bijection de sur et respectivement). Comme les orbites forment une partition de , on en déduit que .
Dans la suite, on considérera des actions à droite.
Stabilisateur
On va maintenant établir un lien entre l’orbite d’un élément et un objet appelé stabilisateur.
Définition [Stabilisateur] Soit un groupe opérant sur un ensemble . On appelle stabilisateur d’un élément de l’ensemble
C’est un sous-groupe de .
Dans notre exemple, le stabilisateur d’une application constante est évidemment en entier tandis que le stabilisateur d’une application non constante est réduit à l’identité. En effet, le stabilisateur d’une application est un sous-groupe de . Son ordre divise l’ordre de , à savoir le nombre premier : il vaut donc ou . Ainsi le stabilisateur de est soit en entier, soit réduit à l’identité. Dans le premier cas, le stabilisateur de contient et donc , ce qui prouve aisément que est constante. Réciproquement, si est constante, il est clair que son stabilisateur est .
On retourne maintenant au cas général.
Proposition Soit un ensemble opérant sur un ensemble . Alors pour tout , il existe une bijection de sur .
On en déduit notamment que, si est d’ordre fini,
En particulier, le cardinal d’une orbite divise le cardinal du groupe.
Il s’agit maintenant de prouver ce résultat. On peut en fait expliciter une bijection de sur . On pose pour , où est un élément de .
- Il faut déjà montrer que cette application est bien définie, autrement dit que si et appartiennent à une même classe de , . Puisque et appartiennent à la même classe, il existe tel que . Ainsi .
- Il faut également montrer que est surjective sur . Si l’on se donne , il existe tel que . En notant la classe de , on a bien .
- Enfin, il faut montrer l’injectivité de . Notons et deux classes de ainsi que et des éléments respectifs de ces classes. Supposons que i.e. . On a donc et donc . Ainsi , puis .
On peut alors revenir une dernière fois à l’exemple traité initialement. Les cardinaux des orbites divisent le cardinal de , à savoir qui est premier : ces cardinaux valent donc tous ou .
Si est une application constante de , son orbite est évidemment de cardinal . Réciproquement, si est une application dont l’orbite est de cardinal , alors . On prouve alors facilement que est constante.
Finalement, l’orbite de chaque application constante est de cardinal et il existe telles orbites tandis que les orbites des applications non constantes sont de cardinal . Comme est de cardinal et que les orbites forment une partition de cet ensemble, .
Variantes
On aurait pu établir le petit théorème de Fermat en utilisant d’autres actions de groupe.
Par exemple, on peut utiliser le groupe additif . En effet, si on note maintenant l’ensemble des applications de dans , il suffit d’introduire l’action de groupe
où désigne la translation . On laisse la preuve de la suite au lecteur.
On aurait aussi pu utiliser l’action d’un autre groupe cyclique d’ordre , à savoir le groupe des racines de l’unité. On le fait alors agir sur l’ensemble des applications de dans de la manière suivante
où désigne l’application . Là aussi, le lecteur saura se ramener à l’étude du premier exemple.
De manière générale, si désigne un groupe cyclique d’ordre , on peut le faire agir sur l’ensemble des applications de dans via l’action de groupe suivante
où désigne l’application . A nouveau, le stabilisateur d’un élément de est un sous-groupe de . Son ordre divise donc . Or est premier donc le stabilisateur de est d’ordre ou .
Si est constante, son orbite est évidemment de cardinal . Réciproquement, si l’orbite de est de cardinal , alors , ce qui permet de prouver que pour tout , et, comme engendre , pour tout . L’application est donc bien constante.
Finalement, l’orbite de chaque application constante est de cardinal et il existe telles orbites tandis que les orbites des applications non constantes sont de cardinal . Comme est de cardinal et que les orbites forment une partition de cet ensemble, .
Bémol
Cette preuve du petit théorème de Fermat est relativement élégante et nous a permis d’introduire un concept-clé de la théorie des groupes, à savoir l’action de groupe.
Néanmoins, cette preuve n’est pas vraiment “efficace” lorsqu’on la compare à la preuve “classique”. On se permet de rappeler celle-ci pour mettre en exergue sa briéveté. On sait que les inversibles de l’anneau forment un groupe. Lorsque est premier, est un corps (il s’agit essentiellement du théorème de Bézout) de sorte que le groupe des inversibles est ( privé de l’élément nul). Ce groupe est donc d’ordre . Ainsi pour tout , . En termes d’entiers, pour tout entier premier avec , . On en déduit quasi immédiatement que pour tout entier .
Notes